Alba est àson bureau. Elle écrit les mots, péniblement. Ils ne vont pas ensemble, elle grimace. Ãa la peine de poser ces jets difformes sur du papier, ça la gêne même. Elle se console en se disant quâelle aura toujours les versions suivantes pour se rattraper. Un picotement monte dans ses jambes, une incitation àse lever, àaller faire autre chose, le jardin, courir, nettoyer la cuisine.
Iluna réfléchit. Elle sait exactement comment son texte doit sonner, elle pense aux mots exacts, crée des phrases dans sa tête quâelle trace aussitôt mentalement. Elle nâécrit pas, pas encore, elle nâest pas sûre. Un mot lui réchauffe soudain le coeur, oui câest celui-ci, il faut quâil apparaisse dans son texte, elle le note. Elle aimerait un texte léger, comme un envol. Elle va trouver, elle le sait.
Alba sây remet, de toutes façons, àdire vrai, sa cuisine était déjàpropre. Un sentiment de chaleur monte dans ses oreilles, son souffle est court, elle nây arrivera jamais.
Iluna est frustrée, elle lâa sur le bout de la langue, mais par bribes, rien nâest dans lâordre, rien nâest ensemble, ce nâest pas la peine dâécrire encore, le texte nâest pas encore prêt.
Alba a le coeur lourd, àquoi bon? Elle jette ses cahiers par terre et sort comme une furie.
Iluna a écrit le premier chapitre de son texte, câest sorti tout seul, comme par magie, câétait agréable, àquelques virgules près le texte est parfait, comme elle le voulait. Elle rayonne.
Alba part en weekend et laisse tous ses cahiers derrière, elle a besoin de se ressourcer. Pourtant câest cela quâelle veut, elle le sait, mais pourquoi est-ce aussi pénible? Pourquoi nâest-ce jamais fluide?
Iluna est bloquée et ça lâénerve. Elle se met devant sa feuille, devant son premier chapitre. Elle sait ce qui se passe ensuite mais ne sait pas lâécrire. Elle relit le premier chapitre et se console un peu.
Alba trouve ses textes nuls mais tant pis, elle les écrit quand-même. Puis elle les relit, quelques jours plus tard, et finalement ce nâest pas si terrible. Elle se prend même àen sourire parfois, avec tout le plat quâelle fait de ses textes ratés.
Iluna fait relire son premier chapitre. Câest une merveille. Tous les premiers jets dâIluna sont une merveille, des mots exquis, amenés avec une grande délicatesse. Ses mots ne se pressent pas mais sortent juste. Elle le sait, on le lui dit.
Alba a noirci des billets, des feuilles, des pages, des cahiers. Quâils soient lignés, quadrillés, recyclés, non blanchis, àspirale, reliés, moleskine, claire-fontaine, A4, A5, A6, A7, A8, quâimporte! Elle les a vus, aimés, barbouillés de son brut intérieur.
Elle serait bien incapable de citer tous ses textes, certains ne sont pas terminés. Que cela sorte bien ou mal lui est égal, elle a fait de lâécriture une seconde nature.
Elle sait que que le vrai combat ne vient quâaprès. Elle sait que la qualité vient au fil du malaxage, du pétrissage, du façonnage de ses textes.
Alors chaque jour, elle laisse sortir des mots, tous les mots. Les petits, les grands, les pompeux, les tout-court, les exclamés, les pas beaux, les vulgaire, les longs, les mal écrits, les rares, les clichés. Et ils sortent, indomptés, hirsutes, bruts, parfois sans liens, presque toujours sans façons. Ils sortent comme des bêtes sauvages sortiraient dâune trop longue et trop étroite captivité. Ils labourent son cerveau de leurs manières primitives et rustres et du peu de ressemblance quâils ont avec ce quâelle pourrait en espérer, de ces mots. Mais elle a appris àignorer ce fait et elle les laisse sortir, sans les retenir, jamais. Rien ne se paie mieux que le temps, disait son grand-pèreâ¦
Puis elle remonte sur le ring, le premier round est toujours perdu mais le second est pour elle. Elle se met en position et les regarde un àun, ces mots féroces, ces mots sauvages, ces mots qui lui sont sortis presque par force, et un àun elle les dompte. Par couleur, par taille, par classe, par robe, par poids, par genre, elle les dompte comme il lui plaît et dans lâordre de son choix. A la sueur de son front et sans compter. Elle sait que ce combat-làelle lâa gagné dâavance, pourvu quâelle remonte sur le ring sans cesse.
Et sourit car elle sait que, tels de dociles moutons, quand elle mettra le point final chacun dâeux sera exactement làoù elle le voulait, arborant le profil désiré.
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