Je pousse la porte de la vieille boutique. Le parquet craquèle sous mes pas et la porte grince comme je la referme. Je me présente devant le comptoir en bois et attends un instant. Un vieil homme émerge de lâarrière boutique dans un rythme lent. Du rythme des collectionneurs expérimentés qui savent que tant quâils gardent lâoeil ils nâont pas besoin de se presser car rien de bon ne leur échappera.
â Madame? Il me fait.
Je dépose la pièce sur son comptoir en verre et la désigne du menton.
â Câest pour un retour.
Dâun geste leste et inattendu il se retourne, prend un torchon quâil pose entre la pièce et le comptoir.
â Vous allez me le rayer! Il me regarde dâun air mi sévère.
â Excusez-moi.
â Vieux modèle, vous avez eu ça où?
â Je ne sais pas, on me lâa donné àma naissance.
Il hoche la tête dâun air pensif.
â Je nâen avais jamais vu de près. Ils ont arrêté la production presque tout de suite, le modèle a rapidement manifesté un défaut irrémissible.
â Je comprends, je lui dis.
Il disparaît dans lâarrière boutique et revient avec un monocle de bijoutier. Il se saisit de la pièce avec appréhension, dépose son monocle sur le comptoir et me désigne le pourtour. Pas besoin dâune vue grossissante, le défaut est plus quâapparent.
â Vous avez laissé la rancoeur sâinstaller, pas bon ça. Très corrosif la rancoeur, vous auriez dû faire attention, en prendre soin.
Jâacquièsce.
â Jâai bien essayé. Jâai appliqué toutes sortes dâhuiles, de baumes, dâonguents, chaque jour, pendant des décennies. Rien àfaire. Il semble que la corrosion vient de lâintérieur.
Le collectionneur revêt son binocle et marmonne quelque chose. En relevant le tête il me lance:
â Il y avait un joyau, làau centre. Où est-il passé?
â Il sâest dématérialisé, je lui réponds.
Il ne dit rien. Il se doute que câest venu du frottement constant de reproches et accusations. Il sait quâil nây a rien de pire pour un joyau.
Il continue son examination, retient son souflle un instant, dans lâexpectative puis expire dâun air déçu.
â La lueur, elle vient de sâéteindre.
Mon estomac se noue.
â Jâai tout fait pour garder la flamme, mais elle baissait. Lâautre jour elle a failli sâéteindre, câest pour ça que je suis venue. Lâautre problème⦠jâhésite puis continue: lâautre problème câest les aiguilles. Elles semblent incapables de se superposer ou de se tourner vers la même direction. Et quand elles se croisentâ¦
Il relève la tête et la secoue doucement.
â Je suis désolé ma pâtite dame, mais pour ce modèle vraiment, on nâa plus les pièces.
Ma gorge se serre.
â Je sais.
â Câest un beau spécimen mais avec toute cette obsolescence programmée, ça aurait dû être pris en main bien plus tôt, peut-être même bien avant que vous ne le receviez. Moi en tous cas je ne peux rien faire.
â Rien?
â Je pourrais peut-être récupérer le souffle.
â Le souffle?
â Oui, tant quâil y a un souffle on peut faire quelque chose, mais pas pour ce modèle, pour autre chose. Construction dâune amitié, création dâun couple, conception dâenfants, ou autre chose. Mais je vous lâai dit je ne peux pas vous dédommager. Et puis elle vous manquerait, elle a tous les attributs dâune pièce de collection.
â Je sais, je hoche la tête au rythme dâun métronome réglé sur des doubles croches. Je sais, câest juste queâ¦
Un bref silence sâinstalle.
â Elle me manque depuis bien longtemps, et ce nâest pas de continuer àla regarder qui va la réparer.
Le collectionneur hoche la tête dâun air bienveillant. Il tend les deux mains et prend la pièce avec soin. Je sais quâil va lâemmener dans son arrière boutique et finaliser ce que la pièce et ses composants ont initié: un démantelage terminal.
Je le remercie dâun sourire et tourne les talons, plus légère. Jâaurais dû venir il y a bien longtemps.
Câest ainsi que ce matin, jâai rendu ma famille.
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Crédit dâimage: Depositphoto