Depuis toujours chez nous on compte les framboises, et le reste. Tout doit être pesé balisé égal, sinon gare. Si bien que de lâoeuf ou de la poule je ne sais pas tropâ¦
Petit tu lui boxais le ventre.
Une fois née, tu me faisais des câlins àme dévisser la tête. ¨Câest mignon¨ disaient certains. Parce que mignon tu lâétais.
Un jour tu mâas suggéré de renverser le conteneur de poudre àlessive au milieu de lâentrée pour ¨faire plaisir aux parents¨.
Tant de souvenirs. Et pourtant je ne me rappelle pas des derniers voeux dâanniversaire que tu mâas faits, ou de voeux tout courts en fait.
Parfois je me dis que ça aurait pu être si différent. Cela aurait pu être tellement mieux, ou moins pire pour ces deux petits cÅurs perdus dans la tempête. Et puis probablement pas, puisquâil en a été autrement.
Je tâai blessé, sûrement. Ma meilleure défense contre tout a toujours été lâéloignement, et mâéloigner alors jâai dû. Et toi, écorché, àvif, tu aurais sûrement voulu autre chose. Je ne sais pas.
Comme notre mère nous a donné le souffle, tu as maintes fois coupé le mien. Comme elle nous a donné le souffle, un beau matin elle semble nous lâavoir repris. Tu as souffert. à en crever, ou tout juste pas. Et tu mâas accusée, récusée avec tant de force, tant de haine, tant de mots qui chacun mâest revenu comme une lame tranchante. Une lame qui sâest glissée dans les recoins les plus intimes de mon être, de mon coeur, de mon quotidien. Soigneusement, méthodiquement et cruellement tu as dévissé chacun des écrous branlants qui me tenait.
Me sont restées mes ailes que tu nâas pu couper: àcette époque jâétais àterre, plus bas que terre, terrassée par des tonnes de chagrins. Je ne comprenais pas ton acharnement. Jâai cherché, questionné mais chacune de mes questions mâest revenue en écho du néant.
Des années plus tard, dâune pensée tu as refait ma vie àta convenance: toi seul tâes retrouvé àla dérive et sans maison; toi seul as supplié des jours durant, des nuits durant pour que cela sâarrête; toi seul as attendu que quelquâun intervienne et crie ¨Coupez¨. Toi seul as espéré que quelquâun vienne te secourir. Mais personne nâest venu ni pour toi ni pour moi et toi tu mâas renié ma peine.
Jâai pensé : si je fais faux jâapprendrai àfaire juste. Si je le heurte jâapprendrai àlâadoucir, àmâadoucir.
Les mots tu les as tous usés sur mon dos, sur mon coeur, sur mon âme, sur mon cuir. Toujours ou presque en lobe. Les années, les décennies ont passé et jâai appris àles laisser sécher au vol, tes mots. Les autres ont cessé de me les rapporter. Tu as depuis aiguisé tes silences et ces derniers àeux seuls suffisent àmâeffondrer, àmâanéantir.
Jâai continué àchercher: ¨Fais mieux Virginie, fais autrement, cherche encore. Un jour tu trouveras. Un jour tu lui plairas. Un jour peut-être il tâaimera.¨
Mais non tu ne mâaimes pas. Et je nâai pas su lire dans tes yeux jusquâàaujourdâhui.
De fait jamais tu ne mâas demandé de faire autrement. Jamais tu ne mâas demandé de faire mieux. Je ne serai jamais assez parfaite ni jamais assez imparfaite àton goût. La seule chose que tu me demandes, et ce depuis toujours, câest de nâêtre pas, tout simplement. Ta constance en ce point est tout àton honneur.
Mais sauf àprendre ma vie je ne peux te combler, et par chance jâai droit àcette dernière quoi que tu en penses. Parce que je suis née, parce que je suis ici, parce que malgré tout je respire.
Dâun frère jâaurais rêvé autre chose et dieu sait que jâen ai rêvé. Et toi dâune soeur, cela va de soi.
Deux enfants sur une plage qui font des pâtés; deux enfants qui se cachent dans un morbier et le détruisent parce quâils se croient dans le remake du Loup et les sept chevreaux; des heures de Street Fighter Ã la Placette et de Zelda en 2D àla maison; des écoutes de disques et de chansons en boucle â toi qui voyais la profondeur, la subtilité, les nuances dans tous les textes, moi àqui tout cela échappait immanquablement; ta fierté qui pointait, rarement; des randonnées àpied ou àvélo; les champs de bosses que tu attaquais de front et que jâévitais soigneusement; ton bonnet dâhiver lutin àpompon bariolé qui volait dans les airs àchacun de tes sauts àski; un rituel de comparaison des cahiers de notes àchaque fin de semestre; la fois où toi et maman avez posé une trotinette â cadeau de mes rêves â au milieu de la nuit dans ma chambre; des leçons de piscine, une chanson composée àdeux dans la foulée dâun entraînement particulièrement pénible; des parties de Hâte-toi lentement endiablées chez nos grands-parents adorés, Grand-maman qui intimait àGrand-papa de perdre au travers de coups de pieds sous la table, Grand-papa qui criait que lâon nâavait quâàapprendre àperdre; les Trois pauvres rats au Tessin sous des seilles ; la piscine chez les Deller; les yoyo drinks immuablement framboise pour moi et choco pour toi; les photos sous lâobjectif de papa qui voulait toujours quâon sâembrasse, et toi qui détestais ça; ton ours en peluche àqui tu avais fait un slip, parce quâil ne pouvait quand-même pas se ballader nu; nos schtroumpfs; tes légos château fort; mes duplos; un tipi dans le jardin àSavigny; une solidarité dans la tempête qui nous aurait aidés, qui peut-être nous aurait sauvés. Et tant dâamour, de cadeaux et dâattentions qui pleuvaient comme un nuage vissé juste au-dessus de nos têtes àchacun. Ces images ne sont pas que des rêves, alors je vais les garder tout contre mon coeur encore un peu.
Moi je ne veux plus compter les framboises, et du sang frais sur mon sang coagulé ne fait pas bon ménage. Alors ce soir je vais tâexaucer. Juste pour toi je disparais. Je disparais de ta vie pour mieux entrer dans la mienne.
Prends soin de toi.
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Seule dans le box numéro 6 des urgences de lâhôpital de Saint-André dans un pays qui nâest pas le mien, je regarde défiler douleur, peur, regret, tristesse et presque deux ans de ma vie.
Le docteur entre sans frapper avec son interne et un air important. Il écoute avec attention le diagnostic de son ailière, puis il sâadresse àmoi:
â Nous avons exclu la pyélonéphrite, la fonction rénale est normale. Nous suspectons une colique néphrétique. Vous pouvez sortir sous réserve dâun scanner dans les 48 heures.
Alors quâils disparaissent, je regarde défiler un flot dâimages qui éclaircit pour moi mon état. Non Docteur, ce nâest pas une colique néphrétique.
Câest la finalisation de deux ans, 20 weekend, autant de vendredis soir, de samedis et de dimanches. Plus de 400 heures de cours, près de 40â000KM parcourus, de multiples traversées de mon pays. Des vols depuis Londres, Bâle, Zurich, Barcelone, Bordeaux ou Genève. Des trains depuis Villeneuve, Lausanne, Territet, Zurich ou Genève.
Une cinquantaine de nuits hors de chez moi àun moment où jâaurais donné un royaume pour mon lit.
Câest Bordeaux et ses vieux bâtiments majestueux que lâon ne pense plus àregarder de haut en bas et qui, pour beaucoup, puent la pisse du soir au matin. Câest la saleté et les crottes de chien sur les trottoirs.
Câest les grêves aériennes, les avions du vendredi matin enneigés, ceux du dimanche soir retardés, déviés ou annulés. Câest un TGV attrapé àla der avec changement de train et de gare àParis. Lâangoisse.
Câest mon père qui mâécrit ce weekend des mots que je ne lui connais pas. Et ma mère qui fait de même oralement le même jour. Quelle synchronicité parfaite pour des êtres qui ne se parlent pas.
Câest les pizzas, les glaces, les sushis, les pâtes maison, les poke bowls, les salades, les burgers, les crêpes, les croissants, les pains au chocolats, les bibimbaps, les canelés baillardrans, les fruits secs, les gâteaux, les yaourts, les crackers, les brunch, les dizaines de litres de thé chaud et froid , le café, les fruits, les lattes quâon a engouffrés dans les meilleurs et parfois les pires endroits de la ville.
Câest le avant versus le après: de sans domicile fixe pas très sûre de la pérennité objective de son plan squattant sur le canapé chez sa mère àun lieu de vie fixe et la constatation que oui le plan est stable: je peux écrire chaque jour si cela me chante.
Câest tous les Airbnb dans lesquels jâai dormi. Toutes nuits où je me suis sentie chez moi, et toutes celles où jâavais le mal du pays, dâune maison, de Lui.
Câest Monsieur Laurent dont la façon de repasser les draps et de faire les lits sâapproche des voûtes célestes et mâont rapprochée dâun chez moi.
Câest mon premier livre publié. Câest celui dâAmandiane, qui week-end après weekend dit quâelle nâa rien fait.
Câest la relativité du rien, ces impressions de rien qui nous collent àla peau et nous mettent les compteurs àlâenvers.
Câest une propension nouvelle àregarder au-delàde lâoeuvre et de lâartiste pour voir lâhumain, la fragilité, la démarche : McSolaar, Eric, Steinbeck, Agnès, Christine and the Queen, Jules, R. Bradbury, Lily B. Francis, F. Verdier, Anaël, Brigitte, Sylvie, Michelange et tous les autres.
Câest tous ces gens àBordeaux qui vivent dans la rue, en groupe, en couple, seuls/es, avec leurs chiens, dans un état de santé qui me semble parfois précaire.
Câest moi qui ne crois pas àla distribution de poisson mais àlâenseignement de la pêche. Sauf que pendant ces vingt mois je nâai ni donné de poisson ni enseigné àpersonne àpêcher.
Ce sont ces chiens qui semblent tour àtour craindre et adorer leur maître.
Câest toutes ces minutes, heures, jours, mois de doute. Que veut ce personnage? Et ce texte? En serai-je capable.
Câest Face nord et ses dragons dorés, son chat Virgile aux grands yeux, son chevalier noir, son sous-sol humide qui sous couvert dâêtre une consigne àbagage est une salle de torture, ses histoires dâamour qui nâen sont pas, son guide pratique déjànté que jâai hâte de lire, lâunion dâune fratrie, dans un roman et en vrai.
Câest ses 72 kilomètres de course dans la nuit, en hiver et en montagne. En plus du reste, juste parce que.
¨Câest le mental, juste une question de décider¨, elle me dit.
Câest notre zoo fou, mon croco qui bouffe une petite fille â euh non le contraire.Notre oiseau qui ne veut pas arrêter dâapprendre àvoler.
Ce sont les Rues de Bordeaux qui ont passé dâun labyrinthe intriqué menaçant de mâengloutir àun centre ville agréable et facile ànaviguer.
Câest un coach dâécriture qui a passé de barbu, intimidant et sévère àexigeant dans plus de douceur et toujours aussi barbu.
Câest la gratitude dâavoir pu accéder àmes rêves, de mâêtre fait dérouler un pont sur mesure sous les pieds.
Câest des rêves dâeau, dâocéan et des cauchemars de bureau.
Ce sont mes listes ¨àfaire¨ qui se sont fait la malle sans préavis.
Câest un massage corps coeur âme que je ne suis pas près dâoublier.
Câest six mois de physio pour avoir toujours mal àlâépaule.
Ce sont les heures passées devant un écran, sans témoins, sans feux dâartifice, sans fanfare, et avec si peu de résultats entre les mains. Parce que les voies de ce nouveau paradigme sont tout sauf linéraires.
Câest lâapprentissage de la patience et de lâimmobilisme, du laisser faire. Ã moi!
Câest une centaine de milliers de mots posés, analysés, déplacés, tracés, réécris, remplacés. Et ma difficulté àécrire deux cartes en ce dernier jour.
Câest mon inconscient qui mâinvite dans les méandres de ce quâelle veut que jâécrive. Si elle le veut. Quand elle le veut. Câest arrêter de me battre ou dâessayer de comprendre: elle aura toujours le dernier mot, câest établi.
Câest lâaccueil des cubes violets, des sosies, des clones, des histoires que jâécris et ne comprends pas, des séances dâécriture sans queue ni tête. Ce sont les larmes de confusion, de frustration, de désespoir et de rage ravalées. Et celles de gratitude. Parce que tant quâelle me parle, câest que je suis vivante.
Ce sont tous ces billets de blog qui sâinvitent chez moi alors que jâaimerais être en train dâécrire autre chose, mon roman par exemple. Et câest mon roman qui me boude.
Câest une soirée Très Happy Hour, des cocktails colorés trop sucrés ou trop alcoolisés, quâimporte. Les gonds de la bienséance qui sautent, un regard léger posé sur nos plaies, un beau moment.
Câest Amandine qui me demande le lien entre le titre de mon roman et lâanecdote que je leur partage àtable.
Ce sont les fous-rires édition 2018. Câest son rire qui résonne, àBordeaux et je lâespère àLyon.
Câest la gentillesse de certaines âmes croisées, la neutralité de certaines autres et lâamertume crasse des dernières.
Câest Lui, dâun support indéfectible. Ce sont ses visites, ses encouragements sans mots, ses glaces, son plaisir àme voir les talons. Câest sa foi sans données, sans preuves, sans raison, lui qui ne croit quâen ce qui est tangible est éprouvé.
Câest la découverte que oui il y a des choses que je ferais avec plaisir jusque àma mort, que je ne suis pas forcément si bizarre, peut-être jusquâici mal orientée.
Câest une victoire. Sur moi-même, sur le monde du travail, sur ma croyance de devoir y vivre et surtout y mourir. Un pied de nez àla norme, au safe, aux jugement sceptiques de ce dont on nâa pas lâhabitude.
Câest tous ces musées, monuments et boutiques que je nâaurai pas vus àBordeaux, tous ces vins que je nâaurai pas goûté.
Câest moi qui suis un auteur; câest moi qui ai rendu ma plus belle pièce de joaillerie. Enfin. Peut-être.
Câest lâescape room avec sept auteurs au top. Câest la prison confinée, surchauffée, sombre avec quelquâun que je ne connais pas, charmante au demeurant. Câest lâécran qui crachait des indices àla pelle et nous qui avons failli y rester.
Câest Brigitte qui me fait signe dâaller piquer des talkies walkies avec elle, comme deux gamines en mal dâaction. Quand on est àBordeaux avec Brigitte tout est permis. Y compris le délit de fuite.
Câest des adieux sous néons et sous perfusion. Mais moi je le sais, ce nâest quâun au revoir.
Câest Monsieur Laurent qui, venant de mâexpliquer quâil a un ¨coeur de pierre¨, mâattend àlâaccueil des urgences àma sortie, 5 heures plus tard.
Merci Bordeaux, merci Anaël, merci Monsieur Laurent, merci Le Cercle des Auteurs Apparus.
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Elle va partir. Elle ne peut pas continuer àvivre. Lui non plus. Il ne le mérite pas, il ne la mérite pas, ils ne se méritent pas, ils ne le méritent pas. Laisser deux orphelins est hors de question.
Le scénario se déroule. Si facile, lâarme àdomicile.
Commencer par la plus petite, qui dort si profondément. Seul un souffle sépare cet état de lâautre. Un souffle, de lâair, rien.
Puis lâautre, le plus grand. Il se sera sûrement réveillé, peut-être quâil ne dormait pas. Lâhomme devra faire vite. On retrouvera le fils àterre, dans le couloir boisé. Un cri dâalarme àla bouche, les yeux ouverts, lucide. Il le fixait, lâaccusait de son regard sombre, il nâaura pas le temps de faire plus. Le père lâa fait taire.
Si les deux orphelins ne sont plus, lâhomme ne peut plus reculer, il doit terminer le propos même de son action, le centre de ce qui lâoccupe. Elle.
Les bruits lâont réveillée, alertée, elle est sortie dans le couloir en panique. Elle a juste vu tomber son fils, ne pense pas àla petite, qui dort. Elle hurle.
Lâhomme doit faire vite, il doit viser de loin, un tir distant depuis où le fils est tombé. Depuis làoù lâhomme a tout juste eu le temps de se retourner.
La maison est grande, il avait préalablement fermé toutes les fenêtres, il nây a pas de voisins. Mais il doit faire vite, parce que sâil pense tropâ¦
Il tire et elle tombe, la maison silencieuse prend une couleur rouge aniline. Aniline, C6H5NH2, nil. Au final, ce nâest que de la chimie, quâune couleur.
Cesser de penser, tenter de sâen convaincre, la vie nâest quâune question de chimie, quand la chimie sâen va il faut tout anihiler. Rien ne vaut quand les formules ne tiennent plus.
Il pensait que le métal sur sa tempe serait froid, il est brûlant. Ne pas penser. Ne pas écouter les cris silencieux, la maison, les murs qui suintent. Le rouge, la chimie, la chimie qui sâen va, eux quatre, partis.
Lâhomme, le père repose le revolver dans le coffre du galetas et ferme les yeux sur ce scénario quâil choisira dâexclure. Le revolver dort, pour toujours.
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Il y a des gens pour qui les lignes téléphoniques ne fonctionnent que dans un sens. Mamy Gigi ne se contente pas de juste faire partie de ces gens-là, le concept câest elle qui lâa inventé. Câest simple elle nâappelle jamais. Pas vrai, elle appelle aux anniversaires ou pour remercier. Sinon pour le reste, elle se contente de ronchonner que jeâââou nâimporte le/laquel/le dâentre nous, enfants ou petits-enfantsâââne lâa pas appelée depuis x jours, tout en nous expliquant que, bien sûr, ce nâest pas grave elle dit juste ça en passant.
Au début forcément on marchait toutes àfond dans la combine, on culpabilisait, puis avec les années on sâest dit que finalement si Orange et Vodaphone fonctionnent câest pour dans les deux sens et que si Mamy Gigi veut nous entendre plus souvent, elle nâa quâàappeler.
Aujourdâhui je suis àlâétranger. En rallumant mon téléphone àla sortie de lâavion, jâai un appel manqué et un message vocal⦠de Mamy Gigi.
Quand jâai dit quâelle nâappelait jamais jâexagérais àmoitié, disons quâelle appelle une fois sur dix. Par contre, une chose quâelle déteste encore plus que dâappelerâââàpart se faire prendre en photoâââcâest de laisser un message sur les boîtes vocales. ¨Je ne suis jamais sûre que câest la tienne parce que tu ne dis pas ton nom dans le message¨ (ton de semi reproche) ¨et je ne sais jamais si ça marche. Tu sais moi et les boutonsâ¦Â¨ (par ¨boutons¨ il faut comprendre ¨technologie¨, ce qui comprend tout ce quâelle ne maîtrise pas).
Alors là, en voyant appel et message, forcément je panique. Jâappelle ma boîte vocale pour entendre la nouvelle: un tremblement de terre, une bombe atomique, lâélection dâun président des Etats-Unis bête et dangereux, je sais pas moi, une troisième guerre mondiale??!!! Je veux dire ce nâest ni Noël, ni Pâques, ni mon anniversaire et je ne lui ai pas fait envoyer de fleurs ou de chocolats.
Le message fait exactement onze secondes, pendant lesquelles Mamy Gigi me dit quâelle nâa pas trop le moral et que je peux la rappeler, si je veux. Je ne sais pas laquelle des deux affirmations mâinquiète le plus.
A peine passé la douane je la rappelle. Et làrien, elle me parle quelques minutes. Elle est allée chez le coiffeur, est descendue et remontée àpied (A PIED???!!!! je précise quâelle a 90 ans cette année et que moi cette pente je ne la fais ni àla descente ni àla montée sauf en voiture), elle attend de savoir dans quelques jours àquel moment elle va devoir partir de lâappartement dans lequel elle a emménagé il y a 14 mois tout juste.
Après avoir vendu sa maison, celle que son mariâââmon grand-pèreâââavait dessiné et fait construire pour eux et leurs enfants.
Après avoir trié, jeté des affaires, des documents, des souvenirs laissés en plan quand il les a laissées en plan pour des contrées célestes, elle et la maison, il y a une vingtaine dâannées.
Après sâêtre fait labourer le coeur de laisser derrière elle tous ces souvenirs, sa belle maison et cette vie de campagne quâelle aimait tant.
Dâavoir vendu àun couple qui la serinait pour payer moins cher en lui promettant quâils garderaient la maison telle quelle, pour la retourner de fond en combleâââfondations comprisesâââàpeine Mamy Gigi avait tourné les talons.
Dâavoir dit adieu àson jardin, ses rosesâââet ¨ces fichus cerfs qui me mangent les boutons de rosier¨- , ses rhododendrons et toutes les autres fleurs dont elle connaît le nom, la couleur, lâodeur, les préférences et que je ne saurais discerner dâun tournesol.
Elle avait dit bonjour àla ville, àêtre plus proche de ses enfants et petits-enfants, àun appartement avec une jolie vue sur le lac et une toute petite plate bande sur le balcon, juste la place pour quelques fleurs colorées et un peu de basilic, un souvenir. Elle avait mal au coeur mais ça allait.
Jusquâau jour où elle a reçu sa résiliation de bail, parce que la propriétaireâââde lââge de ma grand-mèreâââveut ¨retourner vivre dedans¨. Il semblerait quâils le savaient déjàau moment où ma chère Grand-Mamy a signé le bail.
Et làla mâchoire mâen tombe. On nâest pas àLondres, bordel, vous nâavez pas honte de faire des coups comme ça àdes grands-mamans?!!
Je lutte suffisamment, àmoins de la moitié de son âge, avec le fait de ne pas savoir où je vais atterrir et quand, pour pouvoir sentir la détresse dans laquelle ma Mamy Gigi dâamour se trouve. Et moi je ne sais pas quoi faire, àpart la rappeler et lâécouter me raconter son après-midi.
Lundi elle a son rendez-vous avec la commission de conciliation qui va essayer dâarranger un compromis entre les parties. Comprenez: trouver une date de sortie qui convienne aux deux parties. Comme siâ¦
Oui parce quâen plus de monter et de descendre les pentes raides de la ville, Mamy Gigi elle va personnellement se présenter àla séance, parce que de se dégonfler nâest pas dans ses veines, pas dans ses gènes et pas dans son caractère.
Le coup de grâce est porté quand elle me dit de lui tenir les pouces pour lundi à16h45. Mais Mamy, il nây a pas si longtemps câétait toi qui me tenais les pouces, pour les entretiens dâembauche, pour les jobs, pour les exas, pour mes premiers pas, ma première fois sur un vélo, ma première fois sans les petites roues, â¦ Toi ta vie était résolue, pas besoin de te tenir les pouces, juste de tâappeler de temps en temps, non?
Il nây a pas si longtemps câest toi qui nous rassurait, qui était le roc, qui allait toujours bien. Une constante, un refuge: même maison, mêmes meubles, mêmes routines, mêmes bonnes odeurs soigneusement disposées selon la saison. Une force que même la vie ne pouvait ébranler.
Les temps changent paraît-il, et cette réalité nâa de cesse de mordre, de brûler et de lacérer ma chair et mon coeur depuis quelques années.
Je ne sais pas si notre petit téléphone tâa fait du bien, sâil tâa mis du baume au coeur comme toutes les fois où toi ou tes petits plats mâont mis du baume au coeur. Tout ce que je sais câest que je suis làaussi, même si je ne cuisine pas aussi bien et que je nâai pas (encore) de chambre dâami àtâoffrir.
Du coup jâai parlé àVodaphone et àOrange. Je les ai remerciés pour la mise en fonction, tardive, de ta ligne de téléphone vers la mienne; mais je leur ai dit que ce nâétait plus la peine en fait. Parce les temps changent, que les époques sâinversent, soit, mais réflexion faite, je me charge de la faire chauffer en sens unique, la ligne, ça il nây a pas de raison que ça change.Â
Image: free stock, not sure from where though
Petit nez rose, petit nez gris,
Nos chatons adorés sont partis.
Des yeux bleus, océans de douceur et de gentillesse,
Une fourrure cotonneuse, invitation àla détente et àla sieste,
Une calme présence apaisante,
Une démarche royale et lente,
Des ronronnement qui font rêver,
Câest ce que vous nous avez si généreusement partagé.
Des caresses, des papouilles, des mamours,
Du calme, des rayons de soleil, de lâair,
De bons soins, des câlins,
Puis un chien,
Ãa câétait nos présents ànous.
Un chien?!
Longue agonie
Décision prise,
Vous méritez une autre vie,
Câest ainsi que nous lâchons prise.
Petits coeurs meurtris,
Les nôtres.
Et pour vous: une nouvelle vie,
Tout près dâOxford.
Coussinets gris, coussinets roses,
Câest le coeur plein dâecchymoses,
Que nous amenons nos petites chattes,
Ensemble vers cette nouvelle étape.
Une belle vie un peu buissonnière.
Manger de lâherbe, chasser des mouches,
Puis se cacher sous un buisson.
Toutes ces choses qui vous font rêver,
Ainsi bien sûr que dâexplorer.
De notre cadeau nous sommes fiers:
Tout ceci et plus vous pourrez faire.
Ce que lâon ne pouvait vous donner,
Pour vous chez dâautres nous lâavons trouvé.
Miaulements rauques et râleries aiguës,
De frustrations il nây aura plus.
Douce fourrure, présence posée,
Nos boules de poils se sont éclipsées.
Petit nez gris, petit nez rose,
Vous nous manquerez àhaute dose,
Petit nez rose, petit nez gris,
Nous vous souhaitons une très belle vie.
Hier la maman dâun proche àmoi nous a quittés. Sans préavis, sans grandes pompes cette charmante dame est partie. Ses proches sây préparaient depuis quelques temps: àplus de quatre vingt quinze ans câest dans lâordre des choses et des générations que de tirer sa révérence. De le penser ne rend pas les choses moins douloureuses pour ceux qui restent.
Elle a laissé derrière elle lâappartement dans lequel elle vivait depuis 1955; elle a laissé ses habitudes, dont celle de convier ses trois enfants pour un repas chez elle chaque semaine; elle a laissé les objets collectionnés pendant une vie, notamment un tintébin quâelle nâavait pas encore apprivoisé: ¨Pour le moment on se regarde¨ répondait-elle doucement quand quelquâun lui demandait si elle avait commencé àutiliser lâobjet en question; elle a laissé sa famille et quelques amisâââla plupart, ainsi que son mari, étaient partis avant elle; elle a laissé un pull-over quâelle a fini de tricoter la semaine dernière; et puis surtout elle a laissé un gros vide.
Son départ a marqué le début dâun travail de deuil pour nous, les vivants. Nous qui resterons ici encore un peu. Même pour moi qui nâétais pas particulièrement proche câest un travail. Rien àcomparer àcelui qui se présente pour sa famille mais bien réel.
Perdre quelquâun câest être confronté àla finitude consommée de celui qui nous quitte ainsi quâàcelle de nos aimés et àla nôtre, que la disparition rend désagréablement moins théoriques. Câest avoir brusquement lâimpression dâêtre en sursis.
Perdre quelquâun câest se confronter ànotre impuissance làoù ça fait le plus mal. Câest devoir laisser partir un être qui nous est cher, quâon le veuille ou non.
Perdre quelquâun câest avoir lâimpression dâavoir été volé, trahi, trompé, abandonné. Même quand câest dans lâordre des choses et des générations. Même quand on sây attend.
Perdre quelquâun câest devoir faire sans, câest savoir que tous les moments passés avec elle sont définitivement passés, quâil nây a plus de futur avec cet être-là, que tout a été dit, pour le meilleur et pour le pire.
Perdre quelquâun câest se réveiller chaque jour qui suit leur envol avec tant de choses en moins: des sourires, des confidences, une complicité, une perspective, un lien.
Perdre quelquâun câest avoir àchoisir entre lâombre et la lumière, entre la vie qui continue et ces moments passés quâelle semble nous avoir arrachés et emportés en même temps que lâêtre aimé. Câest se faire violence et accepter de les laisser derrière afin de pouvoir continuer sa route sur le chemin des vivants.
Perdre quelquâun câest être confronté àla nature temporaire et cyclique de la vie. Câest constater que rien nâest éternel ni même vaguement constant. Câest voir balayé dâun geste résolu, presque cruel, cette belle fresque de sable coloré soigneusement déposée sur le sol fragile de notre vie.
Perdre quelquâun câest voir son monde remis en question. Câest aussi gagner en perspective, apercevoir lâessentiel plus nettement pour un instant. On considère dâun oeil nouveau celles et ceux quâon aimerait savoir ànos côtés pour toujours. Soudain ces coups de colère, ces agacements, ces jalousies, ces choses que lâon convoite se retirent, comme une vague de marée basse, dâun coup avec la promesse de revenir nous engloutir si lâon nây prend garde.
Je repense au rythme effréné de Londres, où tout semble si urgent, si trépidant, si nécessairement instantané. Cette ville où lâon prend des cours de yoga ou une séance de méditation guidée sur smart phone entre deux métros. Cette ville où lâon voit ceux que lâon aime entre deux réunions, entre deux avions, entre deux jobs, entre deux portes, entre deux souffles, en oubliant que câest comme ça que tout se termine, sur un souffle.
Je songe àtous ces gens qui me sont chers, àLui, ma mère, mon père, ma famille, mes amis, àtout ce que jâai encore envie de vivre avec eux, àleurs côtés.
Jâallume une bougie pour cette gentille dame et fais un voeu: je souhaite que le sentiment de finitude, provisoirement renforcé par son départ, mâaccompagne àchaque instant. Que toujours je me rappelle que ce café, ce sourire, ce repas, cette confidence, ce baiser, ce fou rire, ce regard un jour sera le dernier. Que je me souvienne que chaque interaction compte, que chaque seconde est précieuse et que je nâoublie pas de les regarder, tous ces instants et tous ces êtres chers, avec toute la préciosité dont ils sont faits, parce quâentre un au revoir et un adieu il nây a quâun souffle.
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